Boston, Février 1998

Casse-cou, casse-couilles, qu'est-ce qu'il en sait lui? Il ne se pose pas la question pour savoir ce que les gens pensent de lui, en fait, ça ne lui fait jamais ni chaud ni froid, il se contente de regarder les gens autour et de se dire que tout ira pour le mieux. Kian, empêcheur de tourner en rond. A quinze ans, on est toujours un peu con mais il a obtenu une sorte de contentieux avec la vie qui lui donne assez de résistance, une cadence effrénée pour mettre son existence entre les mains de n'importe quel con qui passe. Allez savoir, peut-être n'aurait-il pas dû et franchement, même ses parents en ont marre. Mais c'est plus facile de s'échapper d'une maison à l'ambiance pourrie, le bruit de vaisselle cassée et les injures d'un mariage qui s'écroule sur le carrelage, plus pratique de se fracasser la tête contre un mur équipé d'un casque que d’affronter tout ça. A quinze ans, l'âge où on essaie tous de toucher un bout de firmament, sans comprendre pourquoi ou par quel moyen, on a juste envie d'y arriver et faire comme tous les autres, tous ceux qu'on été là avant nous. Les poètes, les acteurs, les fous... Il est sans doute un mélange des deux, mais non, il n'est rien de tout cela pourtant, juste un ado pas très conscient des risques. Le tic tac boom ne s'enclenche pas dans sa tête comme dans celle des autres... C'est tout bête et pas donné à tout le monde, quand on lui dit de freiner, il lâche tout, croise les doigts en risquant le pire mais après tout, qui est là pour le juger huh? Personne, vraiment.

Il se mord les lèvres, se croit dans une ambiance trop survoltée, c'est vrai il entend les cris en bas qui lui disent de descendre. Pas besoin d'en faire un drame pourtant, il compte pas se suicider, ou mourir tout de suite. Juste le besoin d'adrénaline qui le fait s'accrocher aux parois du mur d'escalade, sans harnais, sans rien. Se prendre pour un chat, ça devrait être permis à tout le monde... Une chance sur deux de s'éclater la tronche au sol, qui prend les paris? Chacun retient son souffle, c'est toute sa classe qui lui hurlait dessus deux minutes plus tôt en lui faisant parier qu'il n'y parviendrait pas, qu'il ne monterait pas là-haut, sans rien comme ça. Lui lancer un défi, c'était mal le connaître. Ne pas le relever, un affront pour Kian. Son sourire narquois et sa dégaine ironique le lançaient toujours à l'avant de la scène, obligé de faire le spectacle, ou du moins de le croire un seul instant. Il sait bien qu'en descendant de ce foutu mur, le prof va pratiquement lui foutre sa main dans la tête, que tout le monde va le regarder comme si il avait décroché une étoile... Demain, ses parents seront dans le bureau du directeur à se demander ce qu'ils vont faire de lui. Ton avenir, t'y penses un peu? Ou t'es complètement con? Tu penses qu'à toi, à tes conneries et jamais à nous et à ce qu'on dépense pour que tu sois quelqu'un de bien.

Quelqu'un de bien.

Il entend souvent ça de la bouche de ses parents sans en connaître la réelle signification, sans doute qu'ils l'ont pêché quelque part dans le dictionnaire. Ils sont eux aussi un peu perdus, entre un fils qu'ils ne connaissent ou ne comprennent pas, un mariage qui bat de l'aile depuis quelques années, des crédits à payer. La vie, ça prend pas grand chose pour que ça se complique vous savez. Et Kian le sait, alors il en profite dés maintenant en se promenant sur la ligne qui bat entre les deux. Des fois, il se dit qu'il aimerait bien rester là-haut, ne jamais redescendre et toujours se concentrer sur le risque qui l'attend si jamais il va trop vite, si il perd un peu d'attention. Tout le monde est habitué à ses conneries à répétition... Déjà trop à son actif. Rouler sans permis, se retrouver devant un tribunal, monter sur des toits, se balancer à des fenêtres, sauter de trop haut, tout sans jamais se poser de questions. Et à vrai dire, on peut pas comprendre tant qu'on n'a pas essayé, c'est ce qu'il rétorque à ses parents quand ils lui hurlent dessus, quand tous les trois se retrouvent dans la voiture, lui sur la banquette arrière en train de fumer une clope, d'écouter leur litanie sans fin sur ce qu'il devrait faire ou pas, un fond de Bruce Springsteen qui filtre de l'autoradio bancale. Il se contente de rêver par la fenêtre en pensant au temps qui passe, au futur qui viendra, au jour où ouais, il fera le truc de trop. Mais le danger, c'est dans sa tête, une bombe à retardement, l'incontrôlable... Il ne réfléchit jamais quand ça arrive. C'est juste là, une évidence qu'on lui glisse entre les doigts, un fumigène, une grenade et merde, si il finit à l'hôpital avec un bras cassé, une entorse, c'est la règle du jeu. Contrairement à ce que le psy dit, c'est pas un désir de mort, plutôt le contraire... Des gens sont adeptes des sports extrêmes, lui il grimpe, il saute, il court, il fuit. Tout ce qu'il peut brûler par les deux bouts ça lui va à ravir. « Kian, bordel, descend, tu vas te faire virer cette fois. » Le prof de sport sûrement, ça lui arrache un sourire... A quoi bon? Il va être convoqué de toute manière et sûrement changer de lycée encore une fois. Il descend une à une les différentes prises, aussi facilement qu'il est monté tout en haut... Tout défile très vite, pas d'erreur à la clé, il s'accroche sur la paroi à une main à un moment, en ne trouvant pas autre chose,... Il lâche quelques instants, incertain et tous les regards sont rivés sur lui, une tension à couper au couteau, digne d'un Hitchcock. Puis finalement, il atterrit sur le sol et ça y est, il se fout pas mal de ce qui va arriver ensuite... Il entend déjà ses parents gueuler, les adultes toujours en train de lui dire que c'est de la folie, que ça finira mal. Autant prendre les devants et y aller une bonne fois pour toutes.

Londres, 30 mars 2009

Parcourir le monde n'avait jamais été son but principal, en fait il se contentait de surfer sur la vague autant qu'il le voulait. Il avait décroché un contrat quelques mois auparavant, pour un film, grosse production américaine de base où tout le monde explose des voitures et tout le tralala. Allez savoir, le cinéma l'intéressait pas plus que ça, enfin celui qu'il faisait du moins... On le voyait jamais à l'écran, son nom apparaissait au générique de fin et puis, au fond, c'était même pas la raison qui l'avait poussé à choisir ce boulot-là. Les acteurs lui devaient leur vie souvent, tandis qu'il risquait la sienne, sourire aux lèvres et casque vissée sur la tête. Mais encore une fois, les raisons qui poussaient Kian à agir restaient souvent obscures pour le commun des mortels. Il se contentait de ne pas se poser des questions, plutôt bête comme manière d'avancer mais pour le moment, ça portait ses fruits alors il n'allait pas s'arrêter en si bon chemin. Bien gagner sa vie, ne pas se plaindre et tout ira comme sur des roulettes. En fait, il n'avait même pas besoin d'attaches ou de vie sentimentale, right?

A d'autres, Kian, à d'autres.

Se mordant les lèvres, il se retourna dans son lit, la lumière du jour qui filtrait par les stores lui donnait un mal de crâne inconsidéré, il n'avait même pas bu la veille. Le le déferlement de pensées qui l'assaillait lui donnait des envies de gerber, pas son genre de réagir comme ça. Et pourtant,... Pourtant, ça arrivait, là maintenant. Chris l'avait largué, en beauté, sans gouttes de peinture qui éclaboussent les murs mais avec tout le talent du connard qu'il était.

Enfin, fallait pas se mentir non plus. Kian restait le problème central dans toutes ses relations et cette fois n'avait pas fait exception à la règle. A trop suivre l'air du temps et ne jamais se poser, les mecs finissaient par en avoir marre et tout le monde partait. Mais au fond, n'était-ce pas ce qu'il souhaitait? Au bout d'un moment, il n'était plus sûr et il ne dormait plus, mangeait à peine, l'estomac tortillé par le désir de savoir ce qui clochait chez lui. Le problème ne restait pas Chris, juste lui, encore et toujours. On aurait pu lui crier je t'aime en haut de l'Himalaya qu'il aurait préféré se jeter du haut de la montagne pour éviter d'avoir à y répondre. Son crédo? Fuir le plus loin possible. Seulement, Chris en avait eu marre au bout de trois ans... Ils s'étaient rencontrés sur un tournage, Chris cadreur, lui cascadeur, ça marchait comme sur des roulettes au début, évidemment, rien ne devenait sérieux. Que des blagues, de la rigolade, du flirt,... Puis, la routine s'installait, le confort aussi, les sentiments se calquaient les uns sur les autres en formant un patchwork de couleur qui l'horrifiait, une mauvaise déco en plein milieu de son salon, allégorisée par le visage souriant de Chris qui venait le chercher à l'aéroport à chaque fin de contrat, quand il revenait après quelques jours, parfois deux mois ou trois. Les jours se rallongeaient ailleurs, son corps s'oxygénait et puis, revenir à Londres l'étouffait de nouveau, il se sentait pris au piège. Il endurait ça lui-même, sans personne pour lui ancrer ça dans la crâne... Et puis, au volant d'une voiture à fond, au saut à l'élastique et toutes ces conneries dans les airs, le reste partait, sachant qu'il n'y avait peut-être rien, que tout se finirait comme ça du jour au lendemain. Il comptait marcher comme ça le reste de sa vie, ça allait plus vite. Il attrapa la bouteille d'eau sur sa table de chevet, but lentement, se passa une main dans les cheveux. Coup d’œil sur les chiffres verts et lumineux du réveil, neuf heures trente. Le mot de Chris trônait encore sur la table du salon, il n'avait pas envie de se lever pour le jeter, il aurait pu le brûler ou l'avaler, au moins il disparaîtrait pour de bon et il n'en aurait pas le souvenir amer et le nœud à l'estomac quand il boufferait. Son téléphone sonna, il décrocha avec un roulement des yeux, son agent Casey, le harcelait depuis hier. Fucking jerk.

«  - T'en as mis du temps pour décrocher. On a un contrat pour toi. Un film à New York, je t'en explique un peu plus ce soir, on se fait un restau si tu veux.
-Ouais... Je sais pas.
-Qu'est-ce qui se passe?
-Rien, Chris s'est barré...
-T'es sûr que ça va? …
-Tu sais bien que ça va toujours. Hey, tu pourras m'aider à trouver un autre appart? J'ai pas envie de rester à Londres. J'ai besoin d'un endroit plus calme, et puis, j'ai pas envie de le recroiser.
-Dans une ville comme Londres t'as peur de recroiser ton ex?
-Je t'ai pas demandé ton avis.
-Okay... On voit ça ce soir. Et New York, c'est dans trois jours que tu pars si t'acceptes.
-Ouais... A ce soir. »

Nouveau contrat, nouvelle ville. Autant tenter, de toute manière, il n'avait plus rien à perdre pour le moment. Il avait dit quoi déjà? Ha oui, pas d'attaches c'était la meilleure solution alors autant s'en tenir à ses principes, même si ça faisait un mal de chien parfois.