Une phrase, six mots et c'est tout qui tombe en ruine. Tu vois défiler ton enfance, tu vois tes souvenirs, tu parcours ta mémoire comme un livre ouvert, un livre couvert de mensonges. Tu n'es pas ma fille. Une phrase et tout s'effondre, tout s'efface. Vingt-et-un ans, vingt-et-un ans que tu vis dans le mensonge, que tu vis dans l'ignorance. Ta mère t'avait menti, elle t'avait caché avoir trompé celui que tu considérais comme ton père depuis toute petite. Tu voyais tes souvenirs avec lui défiler dans ta tête. Tu te souvenais de ce jour où tu avais perdu ton nounours au milieu de la route en t'amusant à le faire surfer dans l'air, le bras par la fenêtre alors que la voiture rouler. Tu te souvenais de ton gros chagrin et puis de ton père qui t'avait consolé et qui s'était arrêté le plus vite possible pour t'en trouver un autre, un encore plus beau. Tu te souvenais aussi de cette fois où des filles s'étaient moquées de toi, au collège, elles avaient jeté ton sac dans les toilettes et avaient caché tes affaires de rechange à la sortie du cours de sport et ton père était venu, comme toujours, il était là à les attendre à la sortie du collège, il était venu voir leurs parents et plus jamais tu n'avais eu affaire à elles. Ton père avait toujours été ton meilleur allié, tu t'es toujours très bien entendu avec lui et tu avais toujours pu compter sur lui quand tu en avais besoin. Et voilà quand une seule et unique petite phrase tout s'effondrer. Ton passé devenait mensonge et tu lui en voulais, à elle, de t'avoir cacher une chose aussi importante pendante si longtemps alors tu décidais de prendre un peu de temps, de t'éloigner, partir, quitter Leeds quelques temps.
Mate un peu la fille là-bas. Le brun tourne son regard vers la fille désignée par son meilleur ami, assis à côté de lui. Et te voilà qui descend la rue dans ta robe printanière et tes talons de huit centimètres. Adieu la gamine, adieu le garçon manqué, bonjour féminité. T'es con ou quoi ? C'est ma sœur ! C'est vrai que tu avais changé, elle était loin la petite gamine qui venait écouter à la porte quand son frère et son meilleur ami étaient en train de parler dans la chambre, elle était loin la gamine qui voulait tout le temps jouer avec eux plus attirée par les petites voitures que par les poupées, elle était loin la gamine qui portait des casquettes New Era. En quelques années t'étais devenue féminine, t'étais plus resplendissante que jamais et mieux que jamais dans ton corps, et ça se voyait. Celui qui ne t'avait jamais accordé un regard autre que celui sur l'un de ses potes te voyait à présent comme une fille désirable et le voilà qui venait plus souvent chez les Ginsberg. C'était il y a un peu plus d'un an. Ton frère et lui organisaient souvent des soirées et la plupart du temps, tu finissais par t'incruster. C'est à l'une d'entre elles que tout a dérapé. Un peu trop d'alcool, des regards qui ne cessent de se croiser, s'entrecroiser et puis c'est le gros lourd, le mec qui ne te lâche pas d'une semelle qui commence même à te montrer clairement sans retenue ce qu'il attend de toi. Et le voilà qui bondit à travers la foule, c'est le poing qui percute le nez, c'est le sang qui parsème le t-shirt de l'autre et la bataille qui explose. C'est la foule qui finit par les séparer, excédée. Ton frère est là-haut, dans sa chambre avec une blonde. Une fois de plus il n'était pas là, une fois de plus il n'a rien vu. T'étais pas obligé, j'aurais pu me débrouiller toute seule. C'est le regard moqueur, c'est son arcade ouverte qui ne cesse de saigner mais son rictus toujours présent sur ses lèvres, l'air de rien. C'est pas vraiment l'impression que tu donnais, mais de rien. Tu rougis, t'aurais pu être plus agréable. Ouais.. Merci. Et puis c'est l'énième regard, c'est celui de trop et la distance qui se réduit. C'est ses mains contre ta taille et tes yeux qui se noient dans les siens. C'est l'alcool qui vous pousse, qui accélère le tout et qui rend encore plus présent cet aimant qui vous attire inévitablement et c'est le dérapage, c'est l'erreur. Et puis c'est l'absence, c'est l'éloignement, c'est la disparition totale.
T'as fini par prendre la route, quitter Leeds, s'éloigner, respirer l'Ailleurs, vivre quelques temps. Depuis ton enfance tu étais toujours restée dans ce village que tu chérissais tant, celui qui avait abrité tous tes meilleurs et pires souvenirs. Et puis il y avait eu cette annonce, et la mémoire qui défaille, les souvenirs qui blessent. Alors t'avais fait ta valise et t'étais partie comme ça, sans rien dire, laissant derrière toi la lourde trace d'une absence. Tu devais réfléchir, essayer de comprendre ce qui pouvait pousser une femme à cacher l'identité de son père à sa fille, t'éloigner un peu aussi de lui et de son silence. T'es restée là pendant cinq mois, ou peut être un peu plus. T'as roulé, roulé, tu t'es éloignée le plus possible de Leeds et des souvenirs encore trop chauds, encore trop récents. Là, sur la route, tu as grandis, tu as vu ce que c'était réellement que la vie et tu en es rentrée changée, plus mature, plus dure avec la vie. Voilà maintenant quelques semaines seulement que tu es rentrée chez toi, finalement décider à faire demi-tour, poussée par l'envie de comprendre. Ta mère ne sait toujours pas que vous êtes au courant, même si ça ne saurait tarder. Car t'es là, comme une bombe à retardement, qui vagabonde et traine ton corps comme une ombre, attendant le moment, le bon moment pour exploser et tout déballer.