« Kida, sors de là ! Tu sais que maman n'aime pas quand tu traînes dans le grenier. Et puis, c'est sale ! » Je tournais la tête vers mon grand frère, qui avait passé sa tête par la trappe d'accès au grenier. Grenier où j'étais installée depuis plus d'une heure, occupée à l'explorer de fond en comble. Ça regorgeait de merveilles !
« Tu dis ça parce que t'as peur de te salir et de te faire gronder après... Allez viens Askan, je t'assure, il y a des choses géniales ! Regarde ce que j'ai trouvé ! » Excitée comme une puce, je disparus quelques instants pour revenir m'asseoir près de lui, et ouvrit symboliquement une vieille boite en métal rouillée. Elle contenait des BD, de très vieilles BD dont les dates de parution semblaient remonter au Moyen-Age, au moins ! J'étais même persuadée que la plupart avaient été faites par mon grand père, Leonard. Depuis qu'il était mort et nous avait légué son immense demeure, son grenier était mon nouveau repère. Comme l'antre d'Ali Baba ! Askan préférait jouer dehors, dans le grand jardin qui entourait la bâtisse. Surtout qu'on y trouvait des fermes, des animaux. Mon père nous disait de profiter de ce qu'on avait, tandis que ma mère soupirais souvent en regardant par la fenêtre, répétant que la vie devait être bien plus passionnante ailleurs. Elle n'aimait pas la Slovénie. Elle voulait des ville peuplées, célèbres, des endroits où la technologie régnerait en maître. Sa soudaine envie de partir pour les États-Unis ne fut une surprise pour personne.
« Kida Milosevic, où est-ce que tu crois aller comme ça ? » Je me figeais dans l'entrée de la maison, me retournant piteusement vers ma mère. J'avais encore oublié de demander la permission pour sortir. Il faut dire, pour une fois que je voulais volontairement sortir... En fait, ce n'était pas tant sortir qui m'intéressait. C'était aller voir Scàarh. On était presque voisins, et puis je connaissais la route par cœur. On voulait aller faire du vélo ensemble, apparemment il voulait me montrer des coins que je ne connaissais pas de Chicago. Curieuse comme j'étais, les nouveaux endroits à explorer, ça m'intriguait. Je l'aimais bien Scà. Non, en fait, je l'adorais. J'avais eu du mal à me faire des amis en arrivant dans cette grande ville. Mon anglais laissait à désirer, et souvent, je baragouinais pour parler, n'ayant encore jamais croisé personne ne connaissant un traître mot de slovène. Résultat, on me laissait souvent à l'écart. Les filles de mon age me voyaient comme une fille bizarre qui ne parle pas, et au début il faut le dire, ça m'avait fait mal. Alors j'allais me cacher derrière Askan. Qui lui s'était bien intégré. Et puis j'avais rencontré Scà'. Je devais avoir l'air stupide, égarée au coin d'une rue après avoir voulu rattraper un chat pour le caresser. Mais il ne s'était pas moqué lui. Il ne me donnait pas l'impression d’être un boulet indésirable quand j'étais avec lui. Et puis finalement, même s'il avait deux ans de plus que moi -à cet age, écart relativement énorme-, ce n'était pas grave. Les autres sont trop bêtes pour comprendre finalement.
Je soupirais en détachant mes cheveux, les laissant tomber sur mes épaules, raides, sans formes. Je me trouvais moche, vraiment... Quand ce n'était pas les autres qui me le laissait penser, c'était moi. J'avais beau tout faire pour essayer de m'arranger, je n'en devenais que ridicule. Dans ma robe d'été à fleurs et ma paire de sandales, je n'avais rien de l'allure de toutes ces filles qu'on voit dans les magazines, légères et insouciantes. En voyant l'heure, je sursautais presque. Au diable les artifices. Scàarh devait m'attendre. Et il s'en fichait lui. Vu les filles qui lui tournaient autour, il ne ferait pas attention à moi. J'étais juste son amie, sa meilleure amie même. Il fallait me faire à l'évidence qu'il était beau, sûrement trop pour que j'aie ma chance. On allait passer une soirée les fesses posées dans l'herbe, à regarder un magnifique feu d'artifices. Et puis on resterait allongés sur la couverture à regarder les étoiles en riant, en plaisantant. Comme d'habitude. Je n'arrivais pas à m'imaginer des films à l'eau de rose dans ses bras, où finalement je serais déçue quand la réalité me rattraperait. Pourtant, comme à chaque fois, rien que la présence du blond me transportait dans un espèce de petit paradis. Encore plus lorsque dans l'intimité des arbres, nos lèvres se trouvèrent pour un baiser doux, puis plus appuyé. Nos caresses n'étaient plus juste amicales, mais passionnelles. Le feu d'artifice qui explosait au dessus de nos têtes semblait bien inintéressant. J'avais perdu toute notion du temps, ne respirant plus que par ses lèvres qui parcouraient ma peau, mes mains tremblantes qui se promenaient sur son corps sans défaut apparent. Il n'y avait pas de mots pour décrire ce que je ressentais, à tel point qu'il n'y en avait pas besoin. Je m'abandonnais à lui, et lui offrais ce qu'aucun autre n'aurait la chance d'avoir : ma virginité. Et là je réalisais que peu importe ce que je voudrais faire croire, ce serait Scàarh, et pas un autre.
« T'es pas obligé d'y aller Scàarh... » La voix enrouée, les yeux plein de larmes, je me tenais contre lui sur le porche de l'entrée. Son sac sur l'épaule et son habit militaire, il avait quelque chose de séduisant ainsi. Mais je ne le voyais pas, trop absorbée par son visage. Jusqu'ici, je n'avais jamais fait le moindre commentaire sur son métier. Sauf que là, il partait en terrain de guerre pour une durée indéterminée. Il me laissait. Cet anneau qui brillait à ma main gauche était une preuve qu'il me reviendrait et que nous pourrions être ensemble, mais je m'inquiétais. Ce n'était pas une simulation cette fois-ci. Il allait dans un pays où les gens s’entre-tuaient, où le sang coulait à flot juste pour... pour quoi au fait ? Rien ne justifiait une telle barbarie. Je ne pouvais pas concevoir que Scàarh, mon meilleur ami, mon amour, mon désormais fiancé aille volontairement là-dedans. Je terminais par me blottir dans ses bras quelques longues minutes, respirant son odeur comme pour m'en imprégner. Et puis il me repoussa tendrement, m'embrassa. Il fallu se résoudre à nous quitter sur un "je t'aime."
« ...La mort du dictateur Oussama Ben Laden a été déclarée par l'armée américaine aujourd'hui, mais écoutons le chef des opérations qui... » En entendant parler de ce sujet à la télé, je relevais les yeux de mon bouquin. Depuis que Scàarh était parti là-bas, ma télé était toujours branchée sur les chaînes d'informations, comme pour me rassurer, me dire que rien ne concernait mon fiancé. Qu'il allait bien. J'avais presque fini par m'habituer à ces images de guerre horribles. J'avais arrêté de penser aux familles qui ne reverraient pas leur homme, de peur de fondre en larmes. Je commençais tout juste à être sereine, à me dire que je me faisais du souci pour rien, et il y avait ce reportage.
« ...Nous avons perdu beaucoup d'hommes, les pertes dans l'US Air Force ont été considérables. Nous ne remercierons jamais assez les hommes qui ont donné leur vie pour la nation. Les héros de guerre seront rapatriés aux Etats-Unis dans quelques jours » J'éteignais la télé, la tête hantée par les paroles de ce type. Perte. Scàarh était capitaine dans l'US Air Force. Si ça avait mal tourné au point qu'il y ait des morts, il devait être en première ligne. Et ça justifierait que cela fasse plusieurs jours, voir semaines maintenant que je n'avais plus rien reçu de sa part. Peut-être qu'il était mort. Peut-être qu'il l'était. Quelque part en moi, je sentis mon coeur se briser nettement. Il m'avait laissée.
« Alors ça y est, tu quittes Chicago ? » Je ne regardais même pas Askan qui était appuyé contre l’encadrement de la porte à me regarder me démener pour finir ma valise, mes cartons. Cela faisait un mois. Un mois que la mort du dictateur avait été annoncée, ainsi que celles de plusieurs hommes. Un mois que je pensais Scàarh mort. Un mois que j'espérais recevoir une lettre qui m'apprendrait qu'il était encore en vie. Un mois que j'espérais me tromper. Un mois que je vivais dans l'enfer qu'est l'espoir. Un mois de trop. Je m'asseyais sur mon lit et me frottais le visage pour ne pas me remettre à pleurer devant mon frère.
« Faut me comprendre Kan. J'en peux plus. Chicago est une grande ville, mais tout le monde semble connaître Scàarh, que ce soit de près ou de loin. Tu sais ce que c'est, d’être vu comme la personne qui a perdu son fiancé ? D’être sans arrêt regardée avec compassion, d’être prise en pitié ? Je veux pas de ça. Je veux passer à autre chose. J'ai pas envie de rester sur ça » Je pris une grande inspiration pour me calmer, mais ça n’empêcha pas les larmes de se mettre à couler sur mes joues, encore. Les bras d'Askan ne réussirent pas à me calmer ce coup-ci.
Le coeur battant à tout rompre et mon être entier frétillant d'excitation, je collais la feuille des horaires sur la porte de ma boutique. En arrivant à Leeds, je n'avais pas tellement su quoi faire de mes journées. Ironie du sort, la propriétaire qui me louait son charmant appartement dans un coin de la ville possédait une grande boutique d'antiquités qui m'avait fait repenser au grenier de mon grand-père. J'avais passé de nombreuses heures dans cette boutique qui était malheureusement fermée depuis quelques temps, la vieille dame n'ayant plus la santé nécessaire ou l'envie de faire repartir les affaires. D'après elle, la population devenait trop moderne pour aimer ces vieilleries. Moi, je trouvais ça extraordinaire. Je lui avais souvent dit, et ça la rendait toujours heureuse de me raconter des anecdotes sur tel ou tel objet quand je venais lui rendre visite et boire un thé. Je m'étais attachée à cette petite mamie bavarde, la réciproque était vraie. A part sa boutique et nos deux appartements, elle ne possédait pas énormément de choses. Veuve depuis bien dix ans, elle ne faisait que conserver les biens de son mari. Elle n'avait aucune famille qui lui soit encore proche, c'est sans doute ce qui justifia que à sa mort, lorsque le notaire m'appela pour qu'on lise le testament, une grande partie était à mon nom. J'étais prête à reprendre le flambeau, et aujourd'hui à accueillir mes premiers clients.
« Tu devrais t'en défaire. » Lovés l'un contre l'autre sur mon canapé, Ian jouait avec ma bague de fiançailles qui ne m'avait jamais quittée, suspendue à mon cou par une chaîne en or. Je n'avais pas encore eu le courage de m'en défaire, et Ian me le rappelait souvent... Je l'avais rencontré par hasard. Un client de ma boutique. Il cherchait un cadeau original pour sa mère, ou je ne sais trop quoi. Et puis je ne savais pas ce qu'il s'était passé tout à fait. Je n'avais aucune explication quant à savoir pourquoi nous avions échangé nos numéros pour nous revoir plusieurs fois, faire vraiment connaissance. C'était le premier homme que je laissais approcher depuis Scàarh. Même s'il ne s'était encore rien passé entre nous, il avait une place privilégiée si je puis dire. Finalement, c'est comme si ça devait arriver, et que je m'efforçais à mettre des barrières entre nous.
« Ferme les yeux Kida. » Je lui avais obéis. Je l'avais laissé faire, laissé passer ses mains derrière mon cou pour doucement défaire la chaîne qu'il posa sur la table basse. Il l'avait fait pour moi. Je rouvris les yeux, juste à temps pour le voir se pencher sur moi et poser ses lèvres sur les miennes dans un long baiser relativement significatif. Les sensations me rappelaient celles que j'avais avec Scà' quand il m'embrassait. Mais Scà' n'était pas là, et ne le serait plus jamais. Il fallait que je passe à autre chose, et peut-être que Ian était mon issue de secours. A peine nos lèvres séparées que j'agrippais sa nuque pour l'embrasser à nouveau de ma propre initiative. Comme si mon oxygène venait de là. Je ne savais même pas si les larmes qui coulaient sur mes joues étaient dues au bonheur, au soulagement, ou à la douleur.
J'ouvris les yeux brutalement. Le réveil affichait 2h45 du matin. A mes côtés, je sentais le souffle régulier de Ian qui dormait comme un bébé, son bras passé sur moi. Mais si je m'étais réveillée, ce n'était pas pour un mauvais cauchemar, une envie soudaine de quelque chose ou j'en passe. Une nouvelle vague de douleur me traversa, et instinctivement je posais ma main sur mon ventre rebondi par une grossesse de presque 6 mois. Quelque chose dans mon esprit s'était éveillé, une sorte d'alarme tonitruante qui me hurlait de me bouger, parce que quelque chose n'allait pas. J'avais mal, assez pour que les larmes me montent aux yeux. Je secouais mon petit-ami afin qu'il se réveille. En alerte, il leva une tête endormie vers moi, se redressant immédiatement en constatant que quelque chose n'allait pas.
« On va à l'hôpital. Il y a un problème. » La tâche ne fut pas simple. Bancal comme il était, Ian ne pouvait décemment pas m'aider des masses, ayant déjà assez de mal à se déplacer lui avec sa canne. Blessure de guerre. Pourtant, il fit au mieux. Une quinzaine de minutes plus tard, j'étais sur un brancard, en sueur à cause de la douleur. Après un examen rapide, une échographie, un des médecins se dévoua pour venir jusqu'à moi et m'annoncer qu'il n'y aurait pas de bébé. Il y avait des complications, et ils ne pouvaient rien faire si ce n'est déclencher l'accouchement afin de me débarrasser de ce petit être qui ne pourrait pas vivre. Ian eut beau me rassurer de toutes les façons du monde, il ne réussit pas à me calmer. J'avais tellement imaginé ce bébé. Je nous voyais tellement être parents. Mais non, ça aussi, on me l'arrachait.
Encore une fois, il fallu faire l'impasse. Passer outre, oublier. Penser à autre chose. Je me réfugiais derrière Ian à la première complication dans ma vie. Je refusais clairement d'entendre parler de bébé à nouveau. Je ne voulais pas tenter une nouvelle fois en sachant qu'il y avait ces chances que ça soit un coup dans l'eau. Il fallait voir le bon côté des choses, comme toujours. J'avais un petit-ami extraordinaire, une boutique qui marche bien, des amis. Il faut prendre sur soi, pour se dire que la vie n'est pas si terrible que ça. Se persuader que non, Ian ne m'abandonnera pas une nouvelle fois. On peut y arriver.
A condition que les vieux démons ne reviennent pas.